La sécurité est un thème à la mode. A force d’en parler et de la mettre à toutes les sauces (sécurité des biens, des personnes, de l’emploi, …), elle teinte progressivement les discours de la vie quotidienne et les comportements d’une nuance de peur sournoise ; l’impact physique et matériel des questions sécuritaires est, lui, plus ou moins difficile à percevoir. Les caméras de surveillance, par exemple, savent être discrètes. D’autres n’hésitent pas à mettre les pieds dans le plat :
Pas besoin de slogan ici, tout est dit en deux mots et en lettres capitales : les portes Tordjman sont blindées. Difficile de faire abstraction de cette publicité affichée en masse dans le métro parisien ces dernières semaines au point de diffuser un halo rouge métal sur les quais et de favoriser un climat de suspicion latent. A terme, on pouvait craindre qu’une frénésie sécuritaire n’affecte les usagers et ne les incite à vouloir blinder tout ce qui bouge : portes de métro, sacs à main et fermetures éclair entre autres choses.
C’est au moment où la situation commençait à devenir critique qu’une autre affiche a vu le jour sur les panneaux du métro :
Lettres blanches sur fond noir, l’affiche ne verse pas dans l’optimisme béat. Cependant, le trait irrégulier et enfantin apporte une touche de fantaisie intéressante et qui se trouve renforcée par l’adverbe à la fin de la phrase : « Je me sens libre ici ». L’affiche étant une publicité pour une chaîne d’hôtels restaurants, Logis, doit-on comprendre que le sentiment de liberté, voire la liberté elle-même, n’est désormais réalisable que lorsqu’on est ailleurs que chez soi ? L’hôtel représenterait le refuge ultime où l’on pourrait endosser l’identité de notre choix et ainsi aller et venir sans que cela prête à conséquence loin du carcan et des contrôles quotidiens.
Dans son dernier ouvrage, Le Livre des brèves amours éternelles (paru au Seuil en janvier 2011), l’auteur russe Andreï Makine décrit comment un film français projeté en URSS, Mille milliards de dollars réalisé par Henri Verneuil en 1982 et comptant Patrick Dewaere parmi les acteurs, a « davantage contribué à la chute du mur de Berlin que tous les dissidents » (p.115). Il y était question d’un journaliste poursuivi par un tueur pour avoir enquêté sur les liens entre le monde politique, les services de renseignement américain et une multinationale au passé trouble. Le film avait passé avec succès la censure d’Etat – qui avait estimé qu’il illustrait les travers et la perversion du système capitaliste.
Habitué à la propagande du régime, le public avait appris à ne pas accordé trop d’importance à de telles intrigues. Mais une scène anecdotique provoqua une réaction inattendue dans la salle dont Makine fut le témoin : « Soudain, physiquement, je sentis que la salle se crispait, prise d’un spasme violent, musculaire (…) L’ovation qui éclata fut plus éruptive que n’importe quel concert de rock. Je vis des spectateurs sursauter, agiter les bras dans un salut fébrile, embrasser leur compagne avec une frénésie démente. Les applaudissements effacèrent tous les sons provenant de l’écran. Les gens riaient, hurlaient, et dans la pénombre, je croisai plusieurs regards brillants de larmes. La suite du film, sa fin déjà proche, n’avait plus d’importance » (p.113-114).
La scène en question voyait Patrick Dewaere puis un couple d’amoureux prendre une chambre d’hôtel dans un établissement anonyme de province sans que quiconque ne leur demande des papiers d’identité ou des autorisations officielles pour valider la démarche.
Voir en l’affiche de Ben un message subversif et libertaire est sans doute faux. Compte tenu de l’ambiance actuelle, mieux vaut pourtant la prendre comme tel et y voir un slogan contre le blindage intensif des portes et des mentalités.